La capsule file sur le rail sous un ciel bleu cobalt. Le soleil fait briller les hautes tours du centre ville, toutes de verre et d'acier. Mais ce n'est pas une belle journée. Car aujourd'hui, je vais tuer ma sur.
Je regarde défiler les rues et les bâtiments, rendus flous par la vitesse. De chaque côté de la capsule, les capteurs solaires glissent sur leur axe, se tendant vers la lumière comme des tournesols. Tu dois le faire, Lenina. Je me répète cette phrase comme un mantra. Et je serre dans ma main le laser artisanal et la fiole de curare. Dans la cabine individuelle, le silence est total et il flotte un parfum de violette synthétique. Je n'ai ni mangé ni dormi depuis deux jours et je me sens prête de défaillir. J'essaie de focaliser mon attention sur la publicité face à moi. Le film montre les visages bienveillants de deux Envoyés, avec leurs immenses yeux obliques et leur menton pointu. Le sous-titre vante leur philosophie de paix et d'amour tandis que défilent les images de leurs cadeaux aux terriens. Depuis le premier contact, il y a un an déjà, ils n'ont cessé de nous donner des gages de leur amitié. Leur puissance a reverdi le Sahara et ressuscité des espèces disparues. Les drontes, revenus de l'Hadès, foulent à nouveau la terre. Le film incite le spectateur à se rendre à l'agence des Envoyés la plus proche afin de bénéficier de leur enseignement.
Je me demande pourquoi je n'y suis jamais allée. Ai-je moi aussi
des doutes ? Serais-je moi aussi incapable de concevoir un acte de bonté
désintéressé ? Pourtant, la bonté existe,
tout comme la générosité, la tendresse
Les
paroles de ma sur résonnent dans mon esprit :
- Tu es beaucoup trop sentimentale, Len. Les émotions sont inutiles,
nuisibles à la raison. Elles t'empêchent d'atteindre la pleine
efficience. Elles ne servent qu'à te faire souffrir.
- Mais
les émotions font que nous sommes humains !
- Au contraire, elles sont un vestige de notre animalité. Nous
avons déjà eu cette conversation cent fois
Tu t'obstines
à refuser le fait que j'aie changé. Je me suis débarrassée
de mon émotivité pour approcher la perfection.
- Tu ne peux avoir changé à ce point, Eva ! C'est impossible.
Tu es toujours ma sur, celle dont je tenais la main dans le noir
- Cette petite fille craintive n'existe plus. La femme que tu as devant
toi connaît son devoir, sa mission.
- Même si tu avais raison, il y a forcément un autre moyen
! Tu ne peux pas faire ça ! Je t'en prie, écoute-moi
Elle ne m'a pas écoutée. Et à présent, je
rentre chez moi avec une fiole de poison. Ma mâchoire est crispée
par la tension mais mes larmes se sont depuis longtemps taries. Tu dois
le faire, Lenina. Je me concentre. Je dois être de glace, comme
elle. Oui, de glace. La capsule a quitté la ville à présent
et elle traverse la zone pavillonnaire, avec ses immenses jardins et ses
maisons éparses. J'aperçois quelques piétons, vêtus
de tissus chatoyants, les cheveux multicolores. Un escouade de robots
manutentionnaires transporte des cartons, fourmis industrieuses en file
indienne. Le transport décélère et je suis chez moi,
la plus belle résidence du quartier. Le scanner vérifie
mon ADN et le champ électromagnétique s'ouvre. Je traverse
la pelouse bordée d'iris majestueux et je passe la porte. L'ordinateur
domotique prend la parole de sa voix douce :
- Bienvenue, mademoiselle. ZB2L au rapport. Le technicien du système
géothermique est venu conformément au planning et a effectué
la réparation. Le réfrigérateur est approvisionné
selon vos ordres. Y a-t-il des consignes spéciales pour le repas
du soir ?
- Oui, je mangerai seule.
- Bien, mademoiselle. Madame Warren a appelé. Elle a changé
d'avis. Elle le souhaiterait blond.
- D'accord.
Je traverse la maison jusqu'à l'aile nord et j'entre dans mon laboratoire. Machinalement, je vérifie les consoles de surveillance. Retarder l'horrible instant, ne serait-ce que de quelques minutes ! S'abrutir dans les gestes répétitifs du quotidien La lumière de la pièce est tamisée et un haut-parleur diffuse de la musique douce. Le long du mur, s'alignent des cuves de gestation, pleines de fluide amniotique artificiel, bardées de sondes, de câbles et de tuyaux. Dans chacune d'elle, flotte un embryon humain à un stade plus ou moins avancé, simple amas de cellules invisible à l'il, têtard rosâtre ou petit être macrocéphale tétant déjà son pouce. Je caresse les parois de verre et j'adresse comme tous les jours à chaque petit humain quelques mots d'encouragement. Mes bébés, puissiez-vous ne jamais connaître douleur semblable à la mienne. Je contrôle les réservoirs et je m'arrête devant le dernier. Synchronisant mes ondes cérébrales avec l'ordinateur d'assistance génétique, je change le paramètre des cheveux. Le petit Teddy Warren sera blond.
Puis, je sors la fiole de curare de ma poche et je prépare une seringue. Il est temps ; j'arrive, ma sur. Un froid glacial a envahi mon âme. Comment pourrai-je encore vivre après ce que je m'apprête à faire ? Je me dirige vers la zone de haute sécurité et je laisse le scanner rétinien s'assurer de mon identité. La porte se déverrouille et je pénètre dans la pièce. Je me déplace sans bruit, comme à mon habitude, mais Eva se retourne tout de même. Je contemple le visage de ma jumelle, parfaite réplique du mien. Elle est blonde, avec de long cheveux très fins, un visage long, presque émacié, de grands yeux d'un bleu si pâle qu'ils en semblent transparents. Toutefois, elle paraît en forme, reposée, calme et parfaitement maîtresse d'elle-même, tandis que mes yeux sont cernés, mon teint exsangue et mes lèvres tremblantes. Ma sur, je n'ai pas envie de le faire. Mais ce n'est plus le moment d'hésiter.
Je m'approche d'elle. Je dois avoir l'air normale, à tout prix
:
- Tes recherches avancent, Eva ?
- Parce que cela t'intéresse, à présent ? Ne me fais
pas rire. Dis-moi plutôt quand tu vas me laisser quitter la maison.
- Tu sais bien que je dois attendre l'aval de la commission suite à
ton accident
Mon cur bat si fort qu'il me semble couvrir le son de mes paroles.
M'approcher un peu plus
- Toutes ces tracasseries administratives pour une banale amnésie,
c'est lamentable. N'est-ce pas plutôt toi qui a fourni de mauvaises
données ? Tu peux être tellement stupide, parfois. Donne-moi
au moins l'accès au Réseau ; je me sens prisonnière
ici. Cela me rend folle de
Ma main se contracte sur la seringue et je frappe. Eva plonge de côté
et esquive mon attaque. A-t-elle vu quelque chose dans mon regard ? Je
suis pétrifiée par l'effroi, incapable de réagir.
Ma sur se redresse brusquement et m'assène un violent revers.
La seringue vole à travers la pièce et ma lèvre explose
sous l'impact. Le sol de polymère se tâche de rouge. Je recule
lentement. Eva me fait face, bien droite :
- Qu'est-ce que tu fais, Len ? Qu'y avait-il dans cette seringue ?
Je m'éloigne d'elle sans la quitter des yeux. Il me reste le laser.
Ma lèvre fendue me lance atrocement. Ma sur, tu m'y as forcée.
Tu dois mourir. Comme il y a sept mois
dans cette prison
cette
salle lugubre
Je griffai le vigile du pénitencier et me débattis de toutes
mes forces tandis qu'il me ceinturait. Derrière la vitre de sécurité,
le public me regardait me donner en spectacle. Un sourire de commisération
planait sur quelques bouches. Je criai :
- Vous ne pouvez pas faire ça ! Eva !!!
Ma sur ne m'accorda pas un regard. Il y avait bien longtemps que
je n'existais plus pour elle. Que je ne présentais plus le moindre
intérêt. Elle ne perdrait pas une seconde de son temps à
contempler mes gesticulations ineptes. Pas même pour voir mon visage
avant de mourir.
Elle était assise très droite, sanglée dans le siège
du prisonnier, et écoutait stoïquement l'énoncé
du juge :
-
pour le meurtre barbare de cent cinquante cinq humains et de dix
sept Envoyés. Vous avez reconnu ces crimes et avez été
condamnée à la peine de mort par injection létale.
Avez-vous une dernière parole ?
- Oui. J'ai l'intime conviction d'avoir agi dans l'intérêt
du plus grand nombre. Les Envoyés sont nos ennemis. Et les humains
qui les servent également. Je n'ai rien d'autre à ajouter.
- Bien. Bourreau, procédez.
Toutes ces phrases me parvenaient avec une netteté surréaliste.
Engluée dans une terreur indicible, je ne comprenais plus rien
à ce qui m'arrivait. Un homme vêtu de noir s'approcha d'Eva.
Elle le regarda faire. Son visage était parfaitement impassible,
vide de toute émotion.
Je luttai de nouveau, sanglotant et répétant : non, non,
non
Le vigile qui me tenait me dit quelque chose que je n'entendis
pas. L'homme en noir sortit la seringue qui jeta un éclat froid.
Je hurlai :
- Non ! Eva ! Ne faites pas ça !! Eva ! Eva !!! EVA !!!
La pièce tangua et devint floue. Non
ma sur
je
vous en supplie
ne la tuez pas
ma sur
Trois semaines déjà que j'étais seule mais c'aurait pu être des siècles tant le temps me semblait long. Mes nuits se passaient à ressasser des souvenirs et à pleurer, mes jours à me bourrer de drogues pour tenter de ne pas penser. Que ne pouvais-je prendre de ces anxiolytiques du siècle dernier ? Il ne restait que la Shiawase, cette hormone japonaise, certes inoffensive mais bien moins efficace.
J'étais affalée sur le canapé, à demi abrutie
par les pilules quand l'ordinateur domotique ouvrit à miss Petington
et l'annonça. Les cheveux roses, vêtue d'une combinaison
unisexe, elle entra et me fit son petit sourire pincé :
- Bonjour Lenina. Comment allez-vous aujourd'hui ?
Je ne répondis pas, continuant à fixer le mur blanc. Miss
Petington prit un air apitoyé et se dirigea vers le laboratoire
pour s'occuper des bébés. J'eus une vague pensée
pour ces petits êtres barbotant dans leurs cuves mais la chassai
rapidement. Ils grandiraient, ils aimeraient peut-être, puis ils
trahiraient. Comme ma sur. La gémellité m'apparaissait
comme un piège odieux. On était jamais seul, on affrontait
la vie à deux, avec toujours un allié. Et à la fin,
on se rendait compte qu'on ne savait pas vivre par soi-même.
Comment avait-elle pu devenir ce monstre, cette étrangère
? Qu'avait-il bien pu se passer ? Et comment ne l'avais-je pas vu ? Sans
cesse, je retournais ce problème, essayant de trouver une clé,
quelque chose à quoi me raccrocher. L'effet de la drogue se dissipait
et avec l'intellect revenait la souffrance. Réfléchir. Comprendre.
Cesser de douter. A grand peine, j'établis la connexion mentale
avec l'ordinateur multimédia et je fis défiler des holographies
de mon enfance. Les images chatoyantes se matérialisèrent
au dessus de la plaque de verre de la Tridi. Deux petites filles blondes
courant dans une prairie de fleurs jaunes puis sautant à pieds
joints dans un ruisseau. Deux adolescentes frêles se rendant ensemble
à la faculté en se tenant par la taille. Dans un coin de
l'image, l'ombre de Père, immense. Deux fillettes à nouveaux,
enlacées dans un fauteuil de velours rouge et chantonnant ensemble
une très vieille chanson, leur préférée :
"The water's dark and deep
Inside this ancient heart
You'll always be a part of me"
Deux
deux
deux
Mais je n'étais plus qu'une désormais.
J'avais perdu la moitié de mon être. On me l'avait arrachée.
Je rompis le contact avec l'ordinateur. Un sanglot se fraya un chemin dans ma gorge et explosa en un long gémissement. Je me recroquevillai sur moi-même, enserrant mes genoux de mes bras, et me balançai d'avant en arrière. Pourquoi ? Un an auparavant, ma sur s'était écartée de moi. Au début, elle donnait d'excellentes raisons, puis, elle avait simplement dit qu'elle n'avait pas envie de me voir. Je tentai de renouer le contact mais elle ne me laissa aucune chance. Elle ne répondait même plus à mes appels, sourde à mes suppliques.
J'utilisai le Réseau pour l'espionner. Je découvris ses étranges fréquentations. Groupuscules subversifs, s'opposant confusément au pouvoir en place, rebelles prêts à prendre les armes, jusqu'à cette organisation anti-Envoyés. Horrifiée, je les vis mettre en place une série d'attentats qui visaient à discréditer les extra-terrestres et à en tuer le plus possible. Ma sur, une criminelle ? Impossible ! Tant de sang répandu, tant de meurtres Jusqu'à ce qu'on l'arrêta et qu'on la jugea.
Pourtant, je la connaissais mieux que moi-même. Comment avais-je pu me tromper à ce point sur elle ? M'avait-elle menti depuis notre plus tendre jeunesse ? Ou changeait-on du tout au tout en l'espace de quelques années ? Etions-nous trop proches ? Avait-elle fait cela pour se libérer de mon emprise ? Etait-ce ma faute ? Ces questions me taraudaient, ne me laissant aucun répit. J'avais peur également que la folie meurtrière qui s'était emparée de ma sur ne me frappât à mon tour. Jumelles, nous avions le même capital génétique. La part acquise eût pu nous différencier mais nous avions passé vingt cinq années à partager les mêmes expériences, à nous confier nos moindres états d'âme, jusqu'à notre récente séparation. Allais-je moi aussi basculer dans ce gouffre obscur, laisser la part d'ombre dévorer mon âme ? Cette idée m'obsédait.
La nuit tombait à présent et les lumières d'ambiance
s'allumaient une à une dans le vaste salon crème, presque
vide. Le chat sommeillait derrière la baie vitrée, exposant
son pelage rayé de vert et de blanc aux derniers rayons de lumière,
dernier vestige de sérénité dans l'étendue
de mon chaos. J'étais allongée sur le dos, l'esprit vacant,
comme morte. Le robot ménager bourdonnait doucement, à la
recherche de poussière. ZB2L annonça un visiteur et Yadé
entra. Il poussa un cri aiguë et je me tournai malgré moi.
Yadé se tenait sur le seuil, serrant dans ses bras un ours en peluche
en synthé-cuir. Il était aussi grand et mince que la dernière
fois, aussi beau aussi, avec sa peau caramel de métis, son crâne
rasé pour mettre en valeur ses oreilles pointues modifiées
chirurgicalement, son maquillage irisé du même turquoise
que ses yeux. Il glapit de nouveau :
- Ma chérie, mais dans quel état tu t'es mise ?!
Il parlait toujours un peu trop fort et appuyait ses discours de grands
gestes. Il s'approcha et déposa l'ours sur ma poitrine :
- Pour ta collection. Il te plait ?
- Mouais...
J'aurais eu grand peine à articuler autre chose. Il se pencha sur
moi et me baisa la joue. Puis, souriant largement, il reprit :
- Pourquoi as-tu coupé le canal ? Oh, tu as une mine affreuse...
Tout le monde pensait que ta connexion avait des ratés. Mais moi,
j'avais vu la Tridi. J'ai pris la première navette pour Terra et
me voilà.
- C'est gentil...
- Tu n'as pas l'air bien du tout. Je sais ce qu'il te faut. Un bon café
! ZB', fais-nous deux mélanges "Yadé".
- Tout de suite, monsieur.
- Tu ne devrais pas rester seule et déconnectée. Viens donc
quelques semaines chez moi. On fera de la plongée...
Sans cesser de parler, il régla le générateur d'ambiance
sur l'impression aquatique et des poissons holographiques apparurent dans
la pièce tandis qu'un courant frais glissait sur ma peau. Une trappe
s'ouvrit dans le sol et un plateau portant deux tasses fumantes monta
doucement. Une odeur de cannelle flatta mes narines. Yadé m'aida
à me redresser et me cala les reins avec des coussins. Je me sentais
faible et comme hors de mon corps. Mais le babillage de mon ami me calmait.
Je tentai de me concentrer pour comprendre ce qu'il disait :
-...fait sensation à la soirée de l'Excelsior !
Il avait retroussé sa tunique et me montrait son nouveau tatouage,
un papillon lumineux. Je fixai son visage rayonnant et me rappelai la
chaleur de son corps, la douceur de sa peau. Je tendis la main vers lui
et il me prit dans ses bras.
J'avalai trois pilules
de Shiawase avec de l'eau et reportai mon attention sur la Tridi. Mon
implant cortical me signala l'arrivée d'un message de Yadé
mais je ne répondis pas. J'avais besoin d'être seule. Depuis
plusieurs jours, je me laissai hébéter par des heures d'émissions,
hypnotiser par leur lénifiante uniformité. L'image en relief
montrait un désert de rocailles grises, sous une mer de nuages.
Au loin, on apercevait la silhouette gigantesque d'un glacier de dioxyde
de carbone. Un homme en scaphandre montrait du doigt une série
de dômes, frileusement serrés les uns contre les autres,
sous lesquels se devinaient des formes vertes. La voix masculine du journaliste
commentait :
-
plus grand satellite de Saturne est aujourd'hui colonisé,
grâce à la technologie extra-ordinaire des Envoyés
! Les découvertes scientifiques faites sur place défient
déjà l'entendement avec
Je zappai et tombai sur une publicité pour des vêtements.
Un jeune homme très musclé paradait avec un pantalon collant.
Une voix enthousiaste répétait le slogan :
- Avec le nouveau tissu Aqua, vous avez réellement l'impression
d'être dans l'eau. Plongez dans l'Aqua sensation !
L'image disparut et fut remplacée par un robot femelle accoutré
d'un costume victorien, qui montrait des cubes colorés à
un bambin aux boucles blondes :
- Demandez l'éducatrice Zeta 286 ! Econome en énergie, fiable
à 99,1% avec son cerveau en silicone auto-réparateur, elle
garantit à votre enfant une éducation parfaite. Vous avez
économisé toute votre vie pour avoir un enfant ? Soyez sûr
qu'il sera parfaitement élevé avec Zeta 286 ! Cinq membres
de l'administration mondiale l'ont déjà adoptée !
Si vous commandez aujourd'hui, vous recevrez un cube gratuit sur la philosophie
des Envoyés.
Je zappai de nouveau et contemplai le flux stroboscopique. Une femme en blouse verte jouait avec un bébé panda, une petite boule de fourrure pataude. Cet animal avait disparu depuis plus de quatre vingt ans En Sudamerica, on replantait l'antique forêt tropicale. Dans l'espace, un module offert par les extra-terrestres commençait de reconstituer l'ozone protecteur Comment avais-tu pu songer qu'ils nous veuillent du mal ? Grâce à eux, tout était de nouveau possible. La drogue m'embrumait l'esprit et l'image de ma sur se substituait à celle de la présentatrice. Eva, à quel moment le changement s'était-il opéré en toi ? A quel moment l'ombre avait-elle pris le dessus ? A quel moment avais-tu basculé dans les ténèbres ? Revenir en arrière empêcher cette corruption Ah, si seulement !
Des courbes colorées défilaient au dessus du projecteur de verre. Les chiffres de la population mondiale, en baisse depuis un demi-siècle, les statistiques de l'économie mondiale. Graphiques jaunes, bleus, oranges A présent, une historienne parlait du passé de la planète. Elle montrait des photos satellites de la Noramerica, alors encore appelée USA, ravagée par l'Eté des Typhons. Elle montrait l'exode des populations du sud, abandonnant leurs villes pour échapper aux canicules. Je regardais ces familles, jetées sur les routes Eva, le Mal était-il inscrit dans tes gènes ? Mes gènes ? Ma sur, moi Ma sur, une criminelle ? Avait-elle vraiment eu tort ? Ou était-ce moi qui ne l'avait pas comprise ? Eva vivait toujours en moi. Nous étions semblables. Elle était moi. J'étais elle. Eva, il me semblait entendre battre ton cur dans ma poitrine.
La publicité de nouveau. Un chat s'étirant lascivement sur
une pelouse, son poil bleu luisant au soleil. Et la voix qui disait :
-
ne perdent pas leurs poils, ne griffent pas vos meubles ! Inutile
de les nourrir. La seule chose que vous avez à faire est de les
caresser ! Les chats Replik sont sur mesure, assortis à votre intérieur.
Ils donnent un style inimitable à votre maison. Laissez-vous tenter
par l'un de ces magnifiques félins. Existe aussi en chien et en
canari
Deux surs. Deux moitié d'un seul être... Un zygote initial divisé, brisé. Le chat sauta sur mes genoux et frotta sa tête contre ma joue. Le chat synthétique. Assemblage de tissus clonés et d'organes cyborg. Fabriqué sur mesure. Comme mes bébés. Clonés eux aussi depuis que les radiations avaient rendu les humains stériles. N'étais-je pas un clone moi aussi ? Deux jumelles, deux clones. Des bébés fabriqués sur mesure. Exactement comme on les voulait. Ma sur, exactement comme j'aurais voulu...
Ma sur vivait de nouveau. Elle flottait dans le liquide amniotique synthétique, des tuyaux sortant de son ventre et de fines sondes de son cerveau, ses petits bras potelés repliés contre son corps. Ses boucles blondes, légères, ondulaient dans le courant. Des flots d'hormones infusaient dans son organisme et stimulaient sa croissance accélérée. Elle atteindrait l'âge adulte en quatre mois. L'implant de souvenirs, créé d'après ma propre mémoire, semblait avoir bien pris et Eva souriait dans son sommeil artificiel. Le haut-parleur diffusait ses musiques préférées, de vieux tubes de la fin du vingtième siècle.
J'avais installé la cuve au fond de l'aile technique, loin de miss Petington. Personne ne devait savoir. Ma jumelle était morte pour le monde et faire naître un humain sans autorisation était strictement interdit. J'avais du recourir à maints subterfuges pour approcher sa dépouille et faire le prélèvement de cellules. Elle demeurerait chez moi. Avec moi. Elle serait mon secret, mon trésor. J'enlaçai tendrement le cylindre de verre tiède et Eva sourit en dormant. De fines bulles d'euphorie éclataient dans mon cerveau. Les semaines de dépression et de désespoir n'étaient plus qu'un souvenir diffus. Bientôt, elle serait là, de nouveau à mes côtés. La sur que je connaissais et que je comprenais, mon aimée, et pas cette créature glaciale qu'on avait exécutée devant moi. Elle serait à nouveau ma complice et ma confidente. Je serais de nouveau complète.
Elle ne saurait pas qu'elle n'était pas l'originale. Cela eût risqué d'altérer sa personnalité. Je lui raconterais qu'elle avait eu un accident grave et perdu la mémoire des évènements de la dernière année. Puis, j'inventerais quelque chose pour qu'elle demeurât hors de vue des services de sécurité. Peut-être émigrerions-nous sur Titan. Deux scientifiques de notre niveau, une informaticienne et une généticienne, y seraient sans doute les bienvenues. Ma jubilation était intense. J'avais refusé d'accepter ce destin funeste. J'avais combattu et triomphé. Et j'avais vaincu la mort.
Eva sortit de la cuve et ouvrit les yeux sur sa seconde vie. Je lui avais préparé une chambre dans la zone de haute sécurité de mon laboratoire. Commencèrent des jours de bonheur parfait. Ma sur était exactement telle que je me la rappelais, douce et pensive. Nous passions tout notre temps ensemble, lisant, regardant de vieux films 2D ou discutant simplement. Elle voulut se renseigner sur l'année écoulée et je lui fournis des vidéo-disques soigneusement sélectionnés. Je dus lui interdire l'accès au Réseau sous un prétexte fallacieux. Elle ne devait sous aucun prétexte connaître les crimes et le procès de sa précédente incarnation.
Un soir, nous prenions notre repas et je profitais en silence de la présence
de ma sur. Elle était assise bien droite sur le fauteuil
ergonomique en forme d'uf et grignotait une chiffonnade de laitue
à l'huile de noix en passant des holos. La sonate pour piano n°49
de Haydn jouait doucement. ZB2L venait de servir un cassoulet de Castelnaudary,
garanti sans cholestérol et supplémenté en vitamines.
Je humai le plat synthétisé et souris. Soudain, Eva poussa
une exclamation étouffée et me montra l'image d'un extra-terrestre
au long visage placide :
- Ces Envoyés... ils sont partout.
- C'est naturel; ils ont tant fait pour nous.
- Justement. Une telle générosité désintéressée
me paraît suspecte.
Un frisson glacé remonta le long de mon dos tandis qu'elle continuait
:
- Et leur philosophie de paix et d'uniformité tient du mysticisme.
J'aimerais visiter un de leurs centres pour vérifier qu'on n'y
pratique pas la lobotomie.
- Tu... tu exagères !
- Vraiment ? Tu ne trouves pas ça bizarre, toi ? Ils débarquent
de leur planète, le sourire aux lèvres et les bras chargés
de cadeaux. Sans rien demander en échange.
Sous mes pieds, le sol semblait se dérober. Je luttais de toutes
mes forces contre la panique. La détourner des Envoyés,
vite ! Empêcher cela sous peine que tout recommençât.
Je bafouillai :
- Eh bien... Ils sont bons... Pourquoi douter d'eux alors qu'ils n'ont
jamais fait de mal ?
- Prudence est mère de sûreté. Qui nous dit que ce
ne sont pas des hypocrites venus gagner notre confiance pour nous coloniser
? Cela me paraîtrait plus crédible que leur salmigondis sur
l'harmonie universelle.
- Oh... Eva !
- Je serais plus tranquille si on les faisait partir, voilà tout.
Elle me sourit et se concentra sur son assiette.
Les mois passèrent et nous n'abordâmes plus le sujet des Envoyés. Je tentai de détourner l'attention de ma sur, de la distraire en lui faisant maints cadeaux, gadgets technologiques et cubes vidéo. Mais, imperceptiblement, elle devenait de plus en plus froide. Je déployais des mesures de sécurité draconiennes pour la maintenir dans l'isolement mais cela suffirait-il ? N'était-elle pas déjà au courant de tout ? N'était-ce pas la raison des regards qu'elle me lançait ? Avait-elle réussi à accéder aux informations sur sa précédente incarnation ? Savait-elle que je l'avais recréée ? Et ce jeune homme qu'elle aimait autrefois, ce terroriste, avait-il repris contact avec elle ?
Ma sur adorée, je t'avais perdue de nouveau. Malgré mes efforts, les jours passant, tu t'étais progressivement murée dans le silence. Tu ne me témoignais plus qu'indifférence. Tu préférais te consacrer à des activités solitaires, me repoussant avec mépris. J'encaissais patiemment et me forçais à sourire, à agir le plus normalement possible mais chacun de tes refus était comme un coup de poignard. J'aurais tout accepté dans l'espoir de te garder auprès de moi mais il était déjà trop tard.
J'avais échoué. Oh Eva, j'aurais tant voulu changer le destin.
Préserver ton âme de cette corruption hideuse qui nous avait
séparées. Mais j'avais échoué. Je m'étais
rendue coupable du péché d'orgueil et voici que j'amorçais
ma chute vertigineuse du paradis. Pourtant j'avais essayé de croire
en toi, ma sur, de refuser ce que je voyais, ce que je ressentais,
mais l'évidence était là.
Un matin, je détectai une anomalie dans l'informatique du laboratoire
et j'interceptai une communication vers l'extérieur. Eva avait
bel et bien piraté le système pour se brancher sur le Réseau.
Si grande était son assurance qu'elle n'avait pas crypté
le message. Il s'adressait à un certain Zapata :
"Non, mon imbécile de sur ne sait rien encore. Je suis
revenue d'entre les morts, mon ami. Et nous allons reprendre notre grande
oeuvre. Tremblez, Envoyés."
Ces mots m'atteignirent en plein cur et je versai des larmes amères.
Pourquoi me faisais-tu cela, à moi qui t'aimais ? Je ne demandais
rien, rien que de pouvoir te chérir
J'avais échoué. Echoué à changer le cours
des choses. Je n'avais en fin de compte créé qu'un infime
remous dans le fleuve immuable de la fatalité. "Ma sur,"
pensai-je "je te pardonne la souffrance que tu m'as causée.
Nous avons été tant de choses l'une pour l'autre que la
haine entre nous ne peut exister. Mais je ne puis te pardonner ce que
tu leur a fait à eux. Et je ne te laisserai pas recommencer."
J'avais libéré un monstre. Un monstre assoiffé de
carnage, au cur froid et inhumain, coupable de dizaines d'attentats
sanglants, et prêt à reprendre la guerre. Je devais préserver
le monde du fléau que j'avais déchaîné. Détruire
ma Némésis. Aussi horrible que cela soit, c'était
la seule solution logique : je devais la tuer.
Dorénavant, je devais accepter que celle que je connaissais n'était plus. Et qu'elle ne me reviendrait jamais. Je devrais apprendre à vivre seule. Il ne me resterait que mes souvenirs. Je devais la tuer et je devais le faire seule. Je mis plusieurs jours à accepter cette idée. Puis, je contactai Yadé. Il avait des amis dans tous les milieux. Il m'aiderait à trouver une arme
Ma lèvre fendue me lance atrocement. Eva s'avance vers moi, imperturbable. Tout à coup, elle se jette en avant et me saisit les poignets. Nous luttons l'une contre l'autre, pieds à pieds. Aucune ne prend l'avantage ; nous sommes de force égale. Si seulement, je pouvais atteindre le laser
Je fauche les jambes de ma sur qui s'effondre en jurant. Fouillant
dans les poches de ma blouse, j'en extirpe l'arme mais Eva s'est déjà
relevée. Elle attrape un ballon de verre sur une paillasse carrelée
et me le fracasse en plein visage. Le monde explose. Douleur, tintement
de débris qui rebondissent. Du sang dégouline de mon front
et de mes joues. Ma chair me brûle. Le laboratoire disparaît
sous un voile pourpre tandis que je titube, à demi assommée.
Mes forces m'abandonnent. Le sang coule le long de mon cou, chaud et visqueux.
Je dois en finir et vite, sinon c'est elle qui me tuera. Par miracle,
je n'ai pas lâché le laser. Eva halète. Sa voix est
altérée, rauque à l'extrême :
- Un flingue... Je n'aurais jamais cru que tu oserais. Tu vas me payer
ça !
Je me jette derrière le bureau, juste à temps pour éviter un data-livre qui s'écrase contre le mur avec un bruit mat. Je rampe sur le sol, m'aidant des genoux et des coudes. Des objets divers volent au dessus de moi et se brisent avec fracas. Je longe un meuble bas et une étagère de vidéo-disques. Je m'adosse à l'armoire sous l'évier. La souffrance m'aveugle presque. Je tâtonne derrière moi sur les rayonnages et je saisis une trousse médicale. Le tricordeur bipe doucement tandis qu'il endigue l'hémorragie et m'injecte un analgésique. A l'autre bout du laboratoire, le bruit m'informe que ma sur fouille les placards à la recherche d'une arme.
Je dois me dépêcher. Je prends une grande inspiration, je me lève et fais rapidement le tour de l'armoire. Ma sur se retourne, ses cheveux blonds voletant gracieusement. Je fais feu. Le laser crache sa décharge en rugissant et Eva est projetée en arrière. Elle pousse un hurlement, de rage plus que de douleur. Son épaule droite est carbonisée; son bras pend, inerte. Une odeur de brûlé se répand dans la pièce. Eva titube en me maudissant entre ses dents. Je fais feu de nouveau. Ah, tirer dans ma propre poitrine ne me causerait pas plus de souffrance ! Elle tombe en arrière, comme au ralenti, se rattrape à l'évier, glisse et s'effondre en gargouillant. Un énorme trou aux rebords brûlés s'ouvre dans son abdomen. Je baisse le laser et je m'approche d'elle. Les larmes me brouillent la vue. Son corps est agité de soubresauts convulsifs et elle fixe sur moi la plus effroyable des expressions.
Je m'agenouille auprès de ma sur agonisante. Je penche sur
elle mon visage déchiqueté par les éclats de verre
et je lui caresse les cheveux. La berceuse de notre enfance me monte aux
lèvres :
- I promised I would never leave you
And you should always know
Where ever you may go
No matter where you are
I never will be far away
Good night my angel now it's time to sleep.
Un long frémissement et c'est fini. Mes yeux se ferment et je la
berce doucement :
- Je t'aime, ma sur...