Exercice 13
Ecrire une histoire de timide, qui finisse mal.
Natacha

Sa mère l’avait nommée Monique. Un prénom qu’on oublie quelques instants après l’avoir entendu. Un prénom sans aucun intérêt. Pour une vie sans aucun intérêt. Souvent, Monique se disait que sa mère n’avait pas du chercher bien longtemps un tel prénom, que le premier aperçu dans le calendrier du facteur avait du faire l’affaire. Cinq minutes de réflexion pour le nom d’une vie entière. Un prénom tellement banal. Porté par des millions de femmes quelconques, d’une déprimante uniformité, alignées dans les rues comme des conserves de soupe dans un rayonnage de supermarché..

Monique était un nom qui vous prédestinait à être moche, grosse et mal habillée pensait-elle souvent avec rancoeur. Qui vous promettait une vie d’un ennui mortel. Un nom qui vous vieillissait avant l’âge. Elle avait petite été l’objet de railleries sans nombre par ses camarades d’école. A l’époque, elle eut donné n’importe quoi pour une nouvelle identité. Rêvant le soir devant la fenêtre magique de la télévision, elle se répétait les noms des étoiles de cinéma. Marylin... Ava... Gina... Des noms qui chantaient et dansaient, qui évoquaient robes fourreaux, longs gants de satin rouge, boucles platines et flûtes de champagne.

Et on pouvait bien se répéter que notre nom n’était qu’une étiquette comme une autre pour nous désigner, que nous étions tout autre chose qu’un simple mot. Mais il nous désignait partout, sur le papier, dans la bouche des autres, dans leur esprit même. On finissait toujours par devenir son nom. Il devenait notre identité. Quelque soit sa résistance, Monique finirait par épouser la forme du moule, par devenir une Monique, comme toutes les autres.

Et c’est bien ce qu’elle était devenue. Elle vivait dans un studio meublé impersonnel au centre d’une cité grise et triste. Son univers se résumait à des murs recouverts d’un papier peint passé des années soixante, à une moquette élimée, à quelques plantes agonisantes, posées sur des armoires en formica d’un style tellement commun qu’elles en devenaient invisibles. Quand elle regardait par la fenêtre, elle ne voyait que du béton, sale et uniforme, des réverbères brisés, des rues jonchées de papiers gras, hantées par des chômeurs tentant de noyer leur ennui au fond d’une bouteille de mauvais vin.

La vie de Monique se résumait à cette grisaille insipide, rythmée par le travail, les transports, les corvées ménagères, les soirées solitaires à ingurgiter les stupidités du prime time en mangeant un surgelé. Elle n’avait pas de loisir, ne trouvant d’intérêt à rien. Le matin, elle enfilait son tailleur beige et son gilet de laine. Elle nouait ses cheveux d’un brun terne en chignon puis allait prendre le train de banlieue. Une heure durant, elle affrontait la cohue, les bousculades, le bruit, les insultes parfois, les odeurs corporelles des usagers. Elle se tendait vers la fenêtre, essayant de glaner un rayon de lumière à travers la vitre souillée ou une bouffée d’oxygène revigorante.

Une fois dans les locaux de la Société, la journée suivait une routine implacable : matinée occupée à répondre au téléphone et à taper des courriers, à essuyer les brimades du chef de service tyrannique, à regarder cent fois sa montre en se disant que les heures ne passaient guère. Repas de midi avec Nicole, la secrétaire du service voisin, une grande bringue aux cheveux décolorés. Les deux femmes mangeaient un sandwich, assises sur un banc du square voisin, sous un ciel couvert. Nicole n'avait que trois sujets de conversation qui revenaient en boucle, la morosité de sa vie conjugale, asphyxiée par les habitudes, les potins de la Société et la météo. Monique l'écoutait d'une oreille distraite, comme on écoute le bruit monotone et néanmoins apaisant du ressac sur la plage. Parfois, Nicole s'arrêtait de parler pour attendre un assentiment que Monique lui donnait bien volontiers, qu'elle aie ou non entendu de quoi il était question.

Ces repas étaient ennuyeux mais toujours moins que la solitude. Car Nicole était quasiment la seule connaissance qu'elle eût et ce qui s'approchât le plus d'une amie. Elle avait abordé Monique avec un culot dont elle-même eût été absolument incapable. C'était Nicole aussi qui avait institué leur rituel du sandwich dans le parc, disant qu'on avait bien besoin de prendre l'air quand on passait sa vie à respirer la poussière des dossiers. A plusieurs reprises, elle avait invité Monique à venir chez elle mais celle-ci avait toujours refusé. D'une timidité maladive, elle ne se sentait pas capable de pénétrer dans la vie des autres, même sur leur invitation. Son existence était un désert social. Ses inhibitions l'empêchaient d'aborder quiconque, et spécialement les hommes. Ses bras demeuraient vides et ses nuits glacées.

Chaque après-midi se passait à trier des papiers et à faire des photocopies. Le caractère inintéressant et répétitif de ce travail frôlait la lobotomie mais Monique n'avait pu en trouver un autre. Parfois, Félicien passait la voir. Il lui apportait un thé à la bergamote et lui présentait ses hommages. Rougissant, il lui répétait qu’elle était belle. Elle ne le croyait pas. Il ajoutait toujours qu’ils devraient aller dîner un de ces soirs. Elle prétextait qu’elle avait du travail. Elle le trouvait gentil mais collant. Il passait de moins en moins souvent.

Le soir, elle reprenait le train de banlieue et regagnait son appartement. Elle donnait à manger à son poisson rouge et le regardait tourner dans son bocal. Elle lui faisait part de ses rêves et de ses frustrations. Puis, elle réchauffait un de ces plats fades pour célibataires. Souvent, sa mère l'appelait. Elle l'écoutait, muette et consternée, détailler son bulletin de santé, invariablement pessimiste. Quand sa mère lui demandait de ses nouvelles, elle répondait sempiternellement qu'il n'y en avait pas. Quelles nouvelles en effet dans cette vie d'une mesquinerie infinie ?

Les semaines passaient, les mois, les années... et Monique restait enlisée dans la routine. Elle rêvait d'une vie excitante, passionnante, pleine de couleurs et de rires mais un poids terrible la retenait au sol. Et elle était impuissante à trancher les cordes pour s'élever.

Un matin comme tous les autres, elle se rendait à son travail en longeant le mur de pierre beige d'une usine quand son regard tomba sur un lierre. La plante grimpait le long de la paroi, ses feuilles comme de petites étoiles vertes s'élançant à l'assaut des cieux. Au dessus, s'étalait une affiche montrant une blonde aux yeux de biche avec le slogan "Un fantasme ? Un rêve ? Natacha". Fascinée, Monique fixait les lettres roses. Natacha. Comme sa vie aurait été différente si elle s'était nommée ainsi. Avec ce prénom, on ne pouvait être que sûre de soi, volontaire... sexy.

Monique avait souvent réfléchi à cette notion. Le nom n’eût-il pas du être le reflet de l’âme de son propriétaire ? L’image de sa personnalité ? Un mot dynamique pour un sportif, élégant pour un dandy, gracieux pour une danseuse... A la réflexion, n’aurait-on pas du choisir soi-même son nom une fois sa sensibilité formée, ses valeurs établies ? Ainsi, il vous aurait parfaitement convenu. Chacun aurait pu s’identifier au sien, s’y reconnaître pleinement. Choisir son nom eût été révéler au monde son essence, sa nature. Choisir son nom eût aussi été choisir ce que l’on voulait être, se modeler soi-même, décider de l’image à donner aux autres.

Monique était persuadée que c’était là la solution la plus logique. Alors que le fait que les parents nomment l’enfant avant même de faire sa connaissance lui semblait aberrant. Les géniteurs projetaient leurs fantasmes par ce biais, imposaient leurs désirs, enfermaient la personnalité à venir dans un carcan. Monique se demandait avec perplexité ce que sa mère avait voulu faire d’elle en l’appelant ainsi. Sans doute n’avait-elle pas même réfléchi aux implications pour sa fille. Cette indifférence était peut-être pire que le reste.

Natacha... Elle tournait et retournait le nom dans sa bouche comme un bonbon exquis. Si seulement, elle pouvait être Natacha, ne serait-ce qu'une heure ! Mais après tout, qu'est-ce qui l'en empêchait ? Ne pouvait-elle faire semblant ? Jouer un moment à être une autre, rien qu’une heure ? L’idée lui trotta dans la tête toute la journée. Il lui tardait d’être de retour chez elle pour mettre son projet à exécution.

Sitôt le seuil de son appartement franchi, elle se précipita dans sa chambre et se campa devant la glace. Elle se détailla d’un oeil critique. Une femme s’appelant Natacha ne porterait pas ce tailleur de laine triste, ce gilet informe. Ses cheveux ne seraient pas serrés de façon stricte. Elle devait être plus... glamour. Monique laissa tomber ses vêtements sur le sol et entreprit de vider sa garde-robe. Elle finit par trouver dans un carton une robe courte d’un rouge sombre qu’elle n’avait plus portée depuis son adolescence. Cela ferait l’affaire. Quand elle émergea de la salle de bain une heure plus tard, elle portait sa robe, des bas et des talons dans lesquels elle n’était pas très à l’aise. Elle avait dénoué et brossé ses boucles et s’était parfumée. Elle avait également essayé de se maquiller avec des produits que sa mère lui avait offerts et qu’elle n’avait jamais déballés jusqu’alors.

Monique tourna sur elle-même devant le miroir. La transformation était radicale. Elle se fit brutalement l’effet d’une autre. Elle se rapprocha et s’observa avec avidité. Félicien n’avait peut-être pas tort, tous comptes faits. Elle ne se trouvait pas vilaine. Elle se trouvait même... jolie. Elle se sourit puis s’essaya à prendre des attitudes, se déhanchant, rejetant ses cheveux en arrière, arpentant la chambre d’une démarche qu’elle espérait féline. Elle se sentait déjà plus à l’aise dans ses escarpins neufs. Elle souriait largement à présent.

Que dirait sa mère si elle la voyait ? Penserait-elle que sa fille était belle ? En serait-elle fière ? Cette robe n’était-elle pas un peu courte ? Et ce rouge à lèvre un peu trop voyant ? Monique se figea. Sa mère ne la trouverait-elle pas trop provocante ? Sa fille, vêtue ainsi... comme une traînée. Non ! Il n’y avait aucun mal à être élégante. A afficher sa féminité. Il lui fallait être courageuse et assumer sa nouvelle apparence. Elle décida de se mettre immédiatement à l’épreuve. Elle irait dans un lieu public et se montrerait à tous les regards. Cette idée lui donna des sueurs froides mais sa résolution était prise. Ce soir, Monique, la timide secrétaire sans aucun intérêt n’existait plus. Place à Natacha, une femme dynamique et sûre d’elle !

Elle rassembla quelques affaires et se mit en route. Au moment de prendre le train, elle se ravisa. Natacha ne prenait pas les transports comme le commun. Elle ne se mélangeait pas à la foule suante et grondante. Elle héla un taxi.

Quelques heures plus tard, elle regagna son appartement et s’affala sur son lit, épuisée mais ravie. Elle avait mangé un excellent dîner dans un restaurant chic. Cela lui avait coûté fort cher mais cette soirée était exceptionnelle. Elle avait eu l’impression que tous les regards étaient braqués sur elle, que les gens la désapprouvaient muettement, fustigeaient sa tenue indécente, ses cheveux sans discipline... La tentation de s’enfuir était forte mais elle avait décidé de tenir le coup. Rougissante et mal à l’aise, elle avait terminé son repas.

Puis, elle s’était rendu dans un bar où elle avait commandé un bloody mary. Elle n’en avait jamais goûté mais il lui avait semblé que c’était ce que Natacha devait boire. L’alcool lui était immédiatement monté à la tête et elle s’était sentie mieux. La peur qui lui nouait l’estomac s’était estompée. Les regards lui importaient peu, à présent. Elle profitait de l’instant, de ce lieu inconnu, de ces sensations nouvelles. Un homme élégant s’était approché d’elle et lui avait offert un verre. Elle avait eu peur tout d’abord, regardant autour d’elle comme un animal pris au piège. Mais l’homme lui avait parlé avec douceur. Elle s’était présentée en tant que Natacha. Quelle étrange liberté que de ne pas être soi ! Ils avaient commencé à parler. C’était la première fois qu’on l’abordait ainsi. Elle avait réalisé avec stupéfaction que l’homme cherchait à lui plaire, qu’il la mangeait des yeux. Ce succès l’avait grisée. Elle avait ri à ses plaisanteries. L’alcool brisait ses inhibitions et elle se sentait bien, détendue, pleine de vie.

Tout était si facile quand on était Natacha ! Elle regrettait de ne pas l’avoir fait plus tôt. L’homme lui avait donné ses coordonnées et avait proposé de la raccompagner mais elle avait refusé. Elle avait encore suffisamment ses esprits pour ne pas vouloir aller trop vite. Elle avait repris un taxi et était rentrée à son appartement. Dans l’ascenseur, elle chantait un air à la mode. Quelle merveilleuse soirée ! Quelle victoire énorme ! Elle avait triomphé de sa timidité, de la malchance. Une femme nouvelle avait éclos ce soir. Un univers de possibilités s’ouvrait devant elle. Elle s’endormit, flottant dans un bonheur tout neuf.

Le lendemain, Monique reprit son tailleur terne et le chemin de la Société. Elle avait légèrement mal à la tête, sans doute à cause des bloody mary. Toute la matinée, elle se repassa en esprit ses succès de la soirée, l’élégance du restaurant, la silhouette séduisante de l’homme qu’elle avait rencontré. Ses tâches quotidiennes lui parurent moins lourdes et elle les fit en sifflotant. Le midi, elle déjeuna comme à l’accoutumée avec Nicole. Monique était d’une humeur excellente et parlait plus que d’habitude. Nicole s’en étonna et lui demanda ce qu’elle avait fait la veille. Elle mentit sans réfléchir à propos d’un téléfilm. Plus tard, elle réfléchît à l’opportunité de lui en parler. Après tout, Nicole était son amie, sa seule amie. Mais quelque chose en elle s’y refusa. Natacha était un joyau qui devait rester caché. L’exposer au grand jour serait le ternir. Cela resterait son secret.

L’après-midi passa plus lentement. L’excitation retombait déjà et Monique replongeait dans sa routine monotone. Tournant et retournant une mèche échappée de son chignon, elle réfléchissait. Il lui tardait de se glisser de nouveau dans la peau de Natacha. Pourquoi pas dès ce soir ? Mais non, elle ne pourrait pas le faire tous les jours. Ses moyens modestes n’y suffiraient pas. Une fois par semaine peut-être...

Les mois s’écoulèrent et Monique profita de cette fenêtre dans la grisaille de sa vie. Quand elle était l’autre, elle était plus belle, plus attirante, plus sûre d’elle. Tout lui semblait facile. Ses victoires successives renforçaient son assurance. La ville même en était changée. Le jour, alignement de bureaux gris et froids, comme autant de catafalques. La nuit, forêt de néons multicolores, peuplée d’êtres bigarrés.

Natacha s’était fait des amies, qu’elle retrouvait chaque samedi dans des bars branchés pour boire des cocktails aux teintes chatoyantes. Elle s’était acheté quelques jolis vêtements, aux couleurs vives et aux coupes près du corps. Elle finissait la nuit dans un hôtel chic, aux bras de son amant, un jeune et brillant cadre. Le temps était trop court pour tout ce qu’elle aurait voulu faire lors de cette unique soirée de la semaine. Elle se découvrait des passions, pour les galeries de peinture, le cinéma, la mode... Mais elle craignait de se montrer dès l’après-midi dans la lumière du jour. Que dirait-elle à ses collègues si elle les rencontrait dans cette tenue excentrique ?

Le reste de la semaine, elle redevenait Monique, femme inhibée et quelconque, prisonnière d’une vie sans intérêt, passant ses soirées seules devant la télévision. Imperceptiblement, sa nouvelle identité empiétait sur sa vie. Dans sa boite à lettres autrefois vide, des mails des amies de Natacha, sur son téléphone portable autrefois muet, des messages de son amant. Et Monique se levait chaque dimanche avec une gueule de bois qui ne lui appartenait pas. Au travail, il lui arrivait de se demander ce que Natacha aurait dit dans une situation donnée, ce qu'elle ferait. Il lui semblait parfois l'entendre lui chuchoter à l'oreille :
"Envoie valser ces stupides dossiers; nous valons mieux que ça." ou "Quelle idiote, cette Nicole ! Elle devrait divorcer."

Toute la semaine se passait à attendre le samedi. Six jours d'ennui et de labeur ingrat pour une soirée de fête et de rires. Six jours de plus en plus pénibles, de plus en plus longs, interminables... L'idée de devenir Natacha à plein temps fit son chemin dans son esprit. Elle prit sa décision et posa un mois de congés. Une course contre la montre s'engagea mais sa résolution était inébranlable : elle allait changer de vie.

Elle prit rendez-vous chez un coach et élabora son nouveau projet professionnel. Puis, elle envoya des candidatures dans les sociétés les plus dynamiques, les mieux en vues. Les contacts de Natacha lui furent extrêmement utiles. Elle comptait parmi ses amants un avocat et un commercial qui la présentèrent dans de grosses entreprises. Son assurance toute neuve fit merveille et elle ne tarda pas à décrocher un emploi administratif dans une grande agence de publicité. Un premier pas vers une nouvelle carrière. Elle présenta sa démission dans la Société et réalisa qu'elle venait de franchir une étape capitale. Son existence commençait enfin.

Elle se présenta à son nouveau travail en tant que Natacha et fut immédiatement le centre de toutes les attentions. Elle autrefois inhibée aimait à présent attirer les regards. Plus encore, elle détestait que quiconque l'éclipsât. Elle s'ingéniait à être la plus drôle, la plus belle, la plus extravertie. Plaire était sa nouvelle drogue. Le soir, elle se jetait sur des ouvrages de développement personnel et des magazines de mode. Elle se coupa et se colora les cheveux en blond. Elle ne craignait plus désormais de croiser ses anciennes connaissances : ils ne la reconnaîtraient pas. Son salaire disparaissait en maquillage, parfums, bijoux, robes décolletées, escarpins à talons vertigineux. Tous ses rêves devenaient réalité. Elle était sexy, appréciée, entourée. Son travail était excitant, avec le tourbillon des projets, des collègues pressés, le tournage des publicités, les célébrités qui traversaient les bureaux. Souvent, elle déjeunait dans des restaurants avec ses collègues, des gens stylés et dynamiques. Ils échangeaient les potins et des remarques sarcastiques sur les absents. Ses week-ends se passaient en boîte de nuit ou à des vernissages chics. La vie était belle : pleine de gaieté et de couleurs.

Très vite, elle monta en grade grâce à son franc parler et à son charme. Elle prit des responsabilités et son salaire doubla. Elle décida aussitôt de déménager et s'installa dans un loft acheté à crédit. Elle refit la décoration dans des teintes éclatantes : murs pourpres, canapé design orange. Natacha existait pleinement à présent. Elle avait son travail, ses connaissances, son foyer. Peu de choses la reliaient encore à son ancienne vie et elle décida de les détruire. Elle changea de numéro de portable et d'adresse mail. De toutes façons, elle ne répondait plus aux messages que lui adressaient Nicole ou Félicien. Ils ne lui avaient jamais rien apporté en fin de compte. Et pire, ils lui rappelaient sa médiocrité passée. Elle devait les écarter, les oublier. Elle avait de nouveaux amis à présent, des dizaines !

Enfin, méthodiquement, elle brûla tous les documents qui comportaient son ancien nom. Adieu mélancolie et banalité ! Elle était désormais une jeune femme volontaire et indépendante, promise à tous les succès, à tous les bonheurs. Pour fêter cela, elle ouvrit une bouteille de champagne et but à la mort de Monique. Le lendemain, elle acheta un superbe aquarium de mille litres pour son poisson rouge. Lui aussi aurait droit à ce qu'il y avait de mieux. Quand elle lâcha le petit animal dans le bac, il lui sembla un peu désemparé. Ce nouvel espace était immense et joliment garni de plantes mais si vide...

Une année passa. Une année de réussites et de fêtes. Natacha était à présent responsable d’une équipe de publicitaires et elle avait sa propre secrétaire. Elle portait les toilettes les plus élégantes, robes rouges ou vert anis, chaussures de couturiers. Son agenda était plein à craquer de rendez-vous importants et de déjeuners d’affaire. Elle recevait mille invitations à des soirées chez ses innombrables amis, certains riches et influents. Elle sortait avec un banquier dont le charisme et l’éloquence la faisaient fondre. Il la couvrait de cadeaux somptueux : bijoux précieux, robes de soie et de taffetas, gerbes de roses écarlates... Ils se rendaient ensemble à des bals où Natacha rencontrait la grande société. Elle se gorgeait de champagne millésimé et picorait du foie gras avec des couverts d’argent. Parfois, son amant lui faisait la surprise d’une semaine de vacances aux Bahamas ou aux Bermudes.

Quand elle n’était pas avec lui, elle passait ses loisirs avec ses amies. Elles avaient ensemble maintes occupations passionnantes. Elles se rendaient dans des centres de spa ou dans des clubs de gymnastique, au cinéma ou dans des salons de thé ; elles faisaient du shopping. Le week-end, elles écumaient les bars branchés, dansaient sous les spots multicolores et couraient les amours d’un soir. Natacha était parfaitement adaptée à cette vie trépidante. Epanouie, elle jouissait de tous les bonheurs sans se soucier du lendemain. Elle était avide de tous les plaisirs, de toutes les découvertes. Il lui fallait tout : le sac à main aperçu au bras d’une actrice sur un tapis rouge, le dernier ordinateur de poche, une jolie voiture décapotable... Il lui fallait être le centre de toutes les conversations, la confidente de chacun, celle à qui l’on demande conseil pour tout. Elle était connue par son nom dans de nombreuses boutiques de luxe où elle dépensait des sommes considérables et où elle était accueillie comme une reine. Natacha se grisait de sa propre popularité. Mais elle savait aussi se montrer distante et hautaine quand elle jugeait que son interlocuteur ne méritait pas son intérêt.

Ses souvenirs de sa vie d'avant s'étaient estompés et elle peinait à présent à se rappeler son ancien nom. Seuls les messages de sa mère la reliaient encore à ce qu'elle avait été. Mais elle ne les écoutait même pas. Le temps passait dans une frénésie de soirées, de paillettes dorées, de feux d’artifice bigarrés, de cocktails et d'excès. Natacha dépensait de plus en plus d'argent pour mener un train de vie éblouissant. Elle achetait les derniers gadgets technologiques avant tout le monde, portait des vêtements plus chers que toutes ses amies. Il lui fallait tout cela pour en mettre plein la vue à son entourage. Il n'y avait plus que cela qui comptât à ses yeux : paraître. Elle s'était mise à emprunter des sommes de plus en plus importantes à diverses banques. Elle ne s'en inquiétait guère : elle les rembourserait quand elle en aurait envie. Elle se sentait invincible, intouchable.

Ayant essayé tout ce que la vie pouvait offrir de plaisirs, elle se mit à rechercher des expériences nouvelles. Des connaissances lui firent goûter à toutes sortes de drogues et elle expérimenta sans retenue les jouissances illicites des psychotropes. Elle flottait dans des brumes colorées et riait de tout et de rien. Un soir que Natacha rentrait chez elle, à peine consciente du taxi où elle se trouvait, flottant dans les brumes d'un puissant hallucinogène, un malaise la prit. Son estomac se crispa violemment et des lumières vives explosèrent devant ses yeux. Le monde chavira autour d'elle et elle s'effondra, évanouie.

Natacha s'éveilla dans un lit inconnu, aux draps glacés. Elle ouvrit les yeux et les referma aussitôt en gémissant. La lumière du plafonnier l'agressait. Elle murmura une question et une voix grave lui apprit qu'elle se trouvait aux urgences, après une syncope due à la drogue. La voix ajouta qu'elle pouvait appeler un ami pour qu'il vienne la chercher et, après une pause, qu'elle ferait bien d'arrêter ces saletés avant d'en mourir. Natacha demeura silencieuse. Elle se sentait affreusement mal, nauséeuse avec une forte migraine. Elle eut honte de cet état de faiblesse, de cette vulnérabilité. Cette chambre était sordide, ce lieu indigne. Il fallait qu'elle s'en aille mais elle était si faible.

Elle prit le téléphone. Une demi-heure plus tard, elle avait appelé une vingtaine de connaissances. Certains n'avaient pas répondu et les autres lui avaient tous présenté un refus poli. Chacun avait trouvé une excellente raison de ne pas venir l'aider. Trop occupé, ma chérie, mais on se voit plus tard. Son carnet d'adresses avait beau être plein, elle ne pouvait compter sur personne. Tous prêts pour faire la fête mais pas un pour lui tendre la main. Elle demeura à l'hôpital tout le week-end puis reprit un taxi.

La semaine suivante, Natacha regarda d'un autre oeil ceux qu'elle avait appelé ses amis. Aux déjeuners, elle parla peu et ses collègues s'étonnèrent de sa mine renfrognée. Elle passa des soirées chez elle et s'interrogea sur la superficialité de son mode de vie. A privilégier l'exaltation et les plaisirs éperdus, n'avait-elle pas perdu quelque chose d'essentiel ? Une sorte de vide se creusait en elle mais elle ne parvenait pas à saisir ce qui lui manquait.

Un soir, elle trouva sur son répondeur un message s'adressant à une certaine Monique, demandant de ses nouvelles et disant que Nicole et Félicien s'inquiétaient pour elle. Monique... ce nom lui était familier mais elle ne parvenait pas à se rappeler où elle l'avait entendu. En tous cas, cette femme avait bien de la chance d'avoir des amis fidèles. Pour oublier ses doutes, Natacha se plongea dans son travail et les mois succédèrent aux mois. Elle avait recommencé de sortir et elle s'étourdissait de luxe, d'alcool et de pilules pour éviter de penser. Sa santé en pâtissait et ses dettes s'accroissaient rapidement. Elle n'était plus heureuse mais elle faisait semblant.

Un matin comme tant d'autres, elle se rendait à son travail quand son regard tomba sur une publicité montrant une femme et dessous, en grosses lettres roses « Un fantasme ? Un rêve ? Natacha ». Elle resta longtemps à regarder l'affiche et, plus elle l'observait, plus elle sentait croître une incoercible angoisse. Natacha. Ce nom appartenait à cette affiche. Ce n'était pas le sien. Une terrible certitude. Elle n'était pas Natacha. Mais alors qui ? Qui était-elle ??! Impossible de s'en souvenir. Affolée, elle rebroussa chemin et rentra chez elle. Sitôt à son appartement, elle entreprit de fouiller ses affaires. Fébrile, elle retourna les armoires et vida les tiroirs, cherchant elle ne savait quoi. Luttant contre la panique, elle consulta ses papiers. Aucune trace. Elle prit plusieurs calmants et appela son travail pour dire qu'elle était malade. Puis, elle reprit ses recherches.

Quel était son véritable nom ? Cette question l'obsédait. Mais il n'y avait aucun indice. Elle passa plusieurs nuits sans dormir, en proie à la plus grande agitation. Le médecin lui prescrivit des narcotiques. Elle retourna travailler mais son angoisse était telle qu'elle éclatait en sanglots à la moindre anicroche. On la renvoya chez elle et le médecin lui donna des anxiolytiques.

Elle sombra dans la dépression. La conviction d'avoir perdu son identité, de vivre dans un gigantesque mensonge la minait. Elle était incapable d’évoquer le moindre souvenir de son enfance, de sa famille. Sous l'emprise des psychotropes, elle devenait de moins en moins lucide. Aucune de ses connaissances ne prit de ses nouvelles et elle souffrit de cette solitude à laquelle elle n'était pas habituée. Elle tenta d'appeler une amie pour lui confier son désarroi mais celle-ci lui rétorqua sèchement qu'elle n'avait pas envie d'entendre parler de choses tristes. Elle s'enlisa de plus en plus dans son mal-être, passant les heures à tourner et retourner de sombres pensées et des questions sans réponse. Elle ne sortait plus et mangeait à peine. Son amant lui adressa un SMS pour lui dire qu'il la quittait et qu'il passerait pour lui rendre sa clé et reprendre les cadeaux qu'il lui avait offerts.

Avec sa gaieté et son énergie s'était envolé l'intérêt qu'avait les gens à son égard. Aucun ne s'était vraiment soucié d'elle. Ils vivaient dans un monde de strass et d'apparences. Elle aurait volontiers échangé tous ses contacts pour un seul véritable ami ! En avait-elle dans sa vie d'avant ? Cette vie dont elle ne conservait aucune trace ? Tout devenait confus dans son esprit. Elle errait comme une âme en peine, amaigrie et rongée par la souffrance, la mine livide, le cheveu terne, vêtue seulement d'un pyjama gris.

Comme elle aurait voulu revenir en arrière ! Mais c'était trop tard. Elle s'était perdue. Sa vie passée était détruite irrémédiablement. Pourquoi l'avait-elle abandonnée ? N'eût-elle pas pu simplement l'améliorer ? Ces qualités qui lui avaient valu tant de succès, tant de joies, ne les possédait-elle pas auparavant ? Les loisirs, le confort, les beaux vêtements... Tout cela valait-il ce qu'elle avait sacrifié ? Le saurait-elle un jour ? La peur lui nouait les entrailles. Elle n'était plus elle-même. Natacha était virtuelle. Elle n'avait jamais existé. Elle ne savait pas qui elle était. Sa détresse ne connaissait plus de répit.

Une nuit, elle jeta un gilet noir sur son pyjama et mit son poisson rouge dans un sac avec un peu d'eau. Elle descendit dans la rue et contempla un instant les bâtiments noirs, les rues bises et les flaques de lumière pâle des lampadaires. Vacillante, elle se rendit au parc et libéra son poisson dans un vaste étang. Elle le regarda un instant tourner dans l'eau au milieu des siens et son coeur se serra. Elle s'adossa à un arbre et se laissa glisser au sol. Plongeant la main dans sa poche, elle en sortit un flacon de pilules.

Quelques heures plus tard, elle était assise sur une chaise en plastique, vêtue d’une blouse pastelle, dans une chambre blanche. Par la fenêtre, on apercevait des silhouettes vagues, errant au hasard dans les allées d’un jardin. Elle ne bougeait pas. Son regard était perdu dans le vague, sa tête légèrement penchée sur son épaule. Une infirmière l’observait par une petite vitre dans la porte et lisait un dossier : ...femme dans la trentaine, pas d'identité...

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