Exercice 21
Ecrire une histoire d'horreur.
Un sourire pour l'éternité

Très tôt, je fus fascinée par les gens. Je passais de longues heures à les regarder, chaque jour. Je les observais par la fenêtre de chez mes parents, je les observais en marchant dans la rue, en prenant le tramway, en allant au théâtre. Je les observais durant les après-midis interminables des garden parties, durant les dîners familiaux, en cours de musique. Partout. Sans cesse. Leurs traits, leurs expressions, dont la variété semblait sans limite, m'hypnotisaient. J'étudiais leur façon de se mouvoir, leur costume et tout ce qui transparaissait de leur personnalité. Je m'intéressais au moindre détail inhabituel, un sourire mystérieux, un bijou original, une cicatrice... Mentalement, je notais le moindre indice, forme, texture, son, couleur, odeur, et tentais de le retenir, de le conserver. Un rien me passionnait. Je voulais les comprendre, les décoder, capter leur essence, leur étincelle de vie. Mais je les scrutais de loin, évitant soigneusement leur regard, ne m'approchant jamais, effrayée à l'idée qu'on me remarquât.

J'aimais les gens. Mais je ne les aimais pas comme on aime un amant, sa mère ou son chien. Je les aimais plutôt comme on aime les timbres ou les papillons exotiques épinglés dans des cadres. L'entomologiste tuerait-il aussi cruellement les papillons s'il leur portait vraiment de l'amour ? J'aurais voulu collectionner les gens, pouvoir les ranger soigneusement, les posséder.

Parfois, je voyais plusieurs fois les mêmes. Ceux-là acquéraient alors un statut subtilement différent, comme si je les connaissais. Je les regardais avec un intérêt accru, tentant de déceler ce qui avait changé en eux depuis la dernière inspection. Cette activité me prenait beaucoup de temps chaque jour et il y eut des réprimandes parentales. "Arrête de rêvasser !", "Une jeune fille bien élevée ne dévisage pas les passants !", "Réponds quand on te parle !". J'appris donc à assouvir mon vice avec plus de discrétion et à garder une oreille distraite sur la conversation soporifique de ma famille.

A quinze ans, je tombai éperdument amoureuse d'une cousine éloignée, avec laquelle ma mère avait renoué. Avec elle, ce fut tout de suite différent. Honorine était tout ce que je n'étais pas : belle, gracieuse, extravertie, intéressante. Elle avait les yeux bleus les plus charmants, les tâches de rousseur les plus adorables, le déhanché le plus envoûtant. Je n'avais de cesse de l'admirer à la dérobée. La perspective qu'elle découvrît mon penchant pour elle me terrifiait mais je ne pouvais tout simplement pas réfréner le désir qui m'habitait. Cette pulsion s'accompagnait d'une intense frustration puisque je savais que je ne pourrais jamais la posséder. Un jour, elle se marierait et cesserait de venir chez nous. Et le plaisir de la regarder reviendrait à un autre. Cette perspective me rendait mélancolique et venait ternir la joie de la voir.

Je suppose qu'elle finit par sentir peser mon regard sur sa nuque ou la cambrure de ses reins car elle s'arrangea pour me surprendre. Comme elle se repoudrait au sortir de la messe et que je la dévorais des yeux comme à l'accoutumée, elle se retourna brusquement et me demanda pourquoi je l'observais ainsi sans cesse. Je bafouillai une dénégation mais elle m'arrêta immédiatement et réitéra sa question. Éperdue, les joues brûlantes de honte, je laissai échapper le premier prétexte venu : j'étudiais son visage pour faire son portrait. Le regard d'Honorine s'illumina de ravissement. Cette idée flattait fort sa vanité de jouvencelle. Que ne le lui avais-je dit ? Elle serait bien aise de poser pour moi. Et dès demain !

J'étais fort embarrassée par cette histoire, n'ayant jamais pris un seul cours de dessin. Mais ce petit stratagème allait me donner l'occasion de me délecter de sa beauté autant que je le voudrais, sans même me cacher. Je commençai donc à la peindre. Chaque après-midi, elle venait me rendre visite et nous nous retirions dans mon étude. Mes parents étaient ravis de cette nouvelle complicité féminine. Si seulement je pouvais m'inspirer de cette cousine, aimable et courtisée... Je pouvais désormais la regarder dans les yeux sans redouter un quiproquo et je plongeais avec délectation dans ces prunelles aigue-marine. Cela me procurait un plaisir presque physique et j'avais l'impression enivrante de sonder son âme.

Honorine insista à plusieurs reprises pour voir mon ébauche mais j'alléguai que cela ne manquerait pas de ruiner mon inspiration. Je ne lui montrerais que le tableau terminé. A ma grande stupéfaction, je me révélai douée à l'exercice de la peinture. Séance après séance, le visage devenait plus ressemblant, la silhouette se dessinait, les traits de la gracieuse enfant s'affinaient sur la toile. Par moment, l'image me semblait prête à sourire ou à battre des paupières, comme animée d'une vie propre. Dans le même temps, ma belle cousine fut frappée de langueur. Ce fut d'abord une pâleur à ses joues toujours si roses. Puis, elle s'affaiblit progressivement. Elle parlait moins, elle marchait plus lentement et elle perdait le goût des choses. Plus le tableau semblait expressif et plus ma cousine s'altérait, plus je peaufinais les couleurs et plus elle s'affadissait. Elle autrefois si pleine d'énergie, si débordante de santé n'était à présent plus qu'une ombre vague, sans substance. Et je me surprenais à regarder avec plus de plaisir l'image que le modèle. Elle venait toujours à nos séances de pose mais uniquement par habitude, comme un fantôme hantant un lieu familier. Et elle ne soutenait plus qu'à grand peine mon regard scrutateur.

La dernière chose qu'elle me dît fut qu'elle en avait assez de sourire. Elle n'avait plus de force et cette remarque glissa dans un souffle de ses lèvres blêmes. Je lui expliquai que, grâce au tableau, sa beauté serait désormais immortelle et qu'elle sourirait pour l'éternité. Elle hocha faiblement la tête. Le portrait était alors pratiquement fini. Une demi-heure plus tard, j'y mis la dernière touche et apposai ma signature, le coeur gonflé de fierté. On eût dit la toile d'un maître italien tant les cheveux semblaient soyeux, tant la chair était satinée et les yeux brillants. Jamais je n'aurais cru achever une oeuvre d'une telle perfection, d'un tel réalisme. Je plongeai mon regard dans celui de l'image et y retrouvai parfaitement reproduite toute l'essence de ma cousine, sa fraicheur, sa gaieté. Elle semblait si réelle dans sa robe blanche dont les pans diaphanes ondulaient dans le vent. Ondulaient vraiment !

En un instant, je réalisai que le tableau me fixait véritablement. Je me rapprochai fébrilement et observai mieux. Un souffle lent mais régulier soulevait la poitrine peinte. Le sourire sur le visage disparaissait progressivement pour faire place à une horreur naissante. J'avais fait ce dont tous les peintres rêvent. J'avais capturé l'âme de mon sujet. Et comme cette révélation s'imposait à mon esprit, je relevai la tête et fixai la vraie Honorine. Elle était plus pâle que jamais et ses prunelles contemplaient le vide. Tout ce qui était elle l'avait désertée. Il n'en restait rien. Je congédiai dédaigneusement cette enveloppe inutile. Quelle sorte de vie l'attendait à présent, je ne me le demandai point. Seul m'intéressait le portrait. La beauté d'Honorine y resterait fixée pour l'éternité. A moi. A moi seule. La radieuse cousine était mienne finalement, mieux que n'aurait jamais pu l'être son corps. Je pourrais la garder pour toujours, intacte. Une incroyable euphorie éclata sous mon crâne comme un feu de Bengale. A moi ! A moi seule !

Mes parents me trouvèrent bien gaie ce soir-là et m'en demandèrent la raison. Je ne répondis pas et ils se dirent peut-être que j'étais amoureuse. Ce qui était vrai en un sens. Je passai toute la nuit à réfléchir à ce pouvoir extraordinaire et, à plusieurs reprises, je me relevai pour contempler le portrait avec adoration. Il ne me vint aucunement l'idée d'en parler à quelqu'un. Je n'avais pas d'amie, pas de confidente. Et ce don était trop précieux et trop étrange pour être partagé. Je devins encore plus solitaire, occupant mes journées à admirer Honorine.

Un an s'écoula avant que je ne me lasse d'elle. Je regardais toujours le portrait mais j'y trouvais de moins en moins d'agrément et je me demandais même comment j'avais pu en être si éprise. J'étais comme un gastronome qui, après s'être amplement régalé d'un plat, en est subitement dégoûté. Je songeai à goûter d'autres douceurs et me mis en quête d'un modèle. Ma seconde oeuvre fut un homme d'âge mur, élégant et plein de verve. Il me rendait visite en prétendant me donner des cours de poésie mais occupait nos séances de pose à me faire sa cour. J'aimais ses yeux pétillants et sa moustache artistement taillée, qui frémissait en permanence d'un rire contenu. Il me fallut une attention toute particulière pour capter son humour et sa joie de vivre. Je l'accrochai à côté d'Honorine et pris l'habitude de fermer à clé la porte de mon étude. L'idée que d'autres yeux que les miens se posent sur mes tableaux me rendait malade de jalousie.

Cette seconde passion me passa encore plus vite que la précédente et au bout de deux saisons, je me remettais en chasse. Je décidai de m'aménager un atelier en ville pour plus de discrétion et, grâce aux largesses de mon père, m'installai à mon compte en tant que portraitiste. Mais je ne peignais que pour moi afin d'assouvir mon obsession. Ils défilaient devant mon chevalet, esprits vifs, sourires goguenards, personnalités tortueuses, douces innocences... Et je les capturais un à un. Il me les fallait tous; j'étais insatiable. Mes tableaux s'alignaient sur le mur, chefs d'oeuvre dédiés à la splendeur de l'esprit humain. Je hantais les rues de la ville pour repérer mes proies, comme un improbable vampire diurne. Puis, je posais mes pièges, je les attirais, avant de me saisir de leur âme. "Un sourire pour l'éternité" leur disais-je à chacun avant l'instant final et ce rituel augmentait encore mon plaisir. Chaque nouveau portrait achevé me procurait une jouissance délicieuse, un vertige divin. J'étais une artiste et je m'enivrais de beauté. Mais, bien vite, le nouveau venu perdait sa saveur et je repartais en quête. Il me fallait de longues semaines pour approcher mes modèles, les convaincre, puis les peindre. La lenteur du procédé m'exaspérait tandis que se faisait plus pressant mon désir insane.

Un jour, presque par hasard, je fis l'acquisition d'un appareil photo. Je me remettais alors d'une foulure au poignet, conséquence d'une chute stupide, et les longues séances de peinture m'étaient impossibles. Je cherchais une marotte qui m'occuperait l'esprit le temps de ma convalescence. La photographie m'amusa immédiatement et j'installai dans mon atelier un laboratoire de développement. Je fis de nombreuses natures mortes, des paysages, des monuments. Puis, comme je discutais un matin avec un adolescent agité et hirsute qui devait être mon prochain modèle, me vint l'impulsion de le prendre en photo. Sans cesser d'écouter son babillage hystérique, je m'emparai de mon boitier, cadrai soigneusement le sujet et, vrillant mes prunelles dans les siennes : "Un sourire pour l'éternité". Le bruit du déclencheur résonna sèchement dans la pièce et la voix du gamin se brisa. Dans ses yeux, la vie vacilla et disparut comme la flamme d'une bougie. Je restai un instant confondue puis me précipitai dans mon labo et développai fébrilement le cliché. Parfait. Tout était là dans l'image en noir et blanc : la nervosité du garçon, ses mèches ébouriffées, jusqu'au tic qui agitait sa bouche.

Ce fut une véritable révolution. Je pouvais à présent capturer une âme en quelques secondes. Sans effort. Il me suffisait d'attirer son attention et elle était à moi. Je vécus quelques semaines d'excitation extrême, où je fis des dizaines de portraits. J'étais frénétique. Puis, la raison me revint et je cherchai alors à me restreindre car je craignais qu'on ne finît par remarquer une corrélation entre l'épidémie de langueur morbide et la fréquentation de mon atelier. Cependant, je ne m'inquiétais guère. Qui aurait pu se douter qu'il existât un pouvoir comme le mien ? Je fis moins de portraits mais je privilégiai des gens avec de brillantes personnalités. Et je me mis à les immortaliser dans des lieux publics. Ce fut à ce moment que mes parents moururent, d'une maladie tropicale contractée en croisière. L'héritage réglé, j'achetai un vaste appartement. La vie d'ermite oisive qui s'offrait à moi me laisserait tout mon temps pour cultiver mon vice.

J'abandonnai la peinture laborieuse pour la photographie mais je me laissais le temps de bien choisir mes proies. Je retrouvais le goût des longues observations discrètes de mon enfance, rôdant dans les galeries marchandes, les expositions, les gares de chemin de fer. Quand je repérais quelqu'un dont l'allure ou l'expression me séduisait, je le suivais. J'étudiais ses vêtements, notais son adresse et faisais le relevé de ses habitudes. Je m'intéressais aux lieux qu'il fréquentait ou me rapprochais pour écouter ses conversations. Succulents préliminaires... Jusqu'à la capture. J'avais dans mon appartement une collection fabuleuse de portraits en noir et blanc, soigneusement encadrés. Mais je conservais aussi précieusement mes toiles. Je passais de longs moments à les contempler tous avec jubilation. Si je venais deux fois à une heure d'intervalle, je pouvais noter leurs subtils changements de position, l'un ayant croisé les jambes, une autre ayant rajusté sa coiffure. Certains souriaient encore, parfois niaisement, parfois avec vanité. Mais beaucoup semblaient inquiets, comme s'ils possédaient une conscience vague de leur horrible condition. Et il me semblait parfois les entendre murmurer leur désespoir.

Toujours, je recherchais l'excellence : un sujet intéressant, le moment propice, le meilleur cadrage. J'étais une artiste; il me fallait le meilleur. Après avoir quadrillé systématiquement les quartiers de la ville, je me mis à prendre le train pour diverses destinations. Puis le bateau. Je les cherchais, patiemment, et lorsque je les tenais, "Un sourire pour l'éternité" !

Aujourd'hui, j'ai rencontré une délicieuse jeune femme. Un hasard charmant l'a fait trébucher juste devant moi et elle a lâché les livres qu'elle venait d'acheter. A suivi une scène digne d'une comédie romantique où elle s'est répandue en remerciements tandis que , diligemment, je me penchais pour ramasser les ouvrages. Nous avons échangé quelques mots tandis que je la dévorais du regard. Son visage est d'une grande douceur, encadré de boucles légères, et piqueté des mêmes adorables tâches de rousseur que ma belle cousine. Elle m'a souri d'un air rêveur, les yeux dans le lointain, et une chaleur soudaine m'a envahie. Elle paraissait si pâle et triste et néanmoins si belle. J'ai senti qu'il y avait quelque chose de spécial en elle. Il me la faut.

Je suis retournée tous les jours devant cette librairie et je l'ai finalement revue. Je l'ai saluée et ai engagé la conversation sur ses goûts littéraires. Nous avons marché ensemble un moment avant de nous séparer. Elle n'ose jamais croiser mon regard; sa timidité est adorable. Elle se nomme Julia. Elle est tout simplement exquise. Sa peau veloutée, sa voix, son air mélancolique, la courbe de son sein sous son corsage, sa démarche nonchalante, tout me séduit en elle. Elle me plait autant qu'Honorine. Quand elle sera mienne, je les mettrai dans le même cadre, en vis à vis; ce sera magnifique.

Nous nous sommes retrouvées dans un café et elle me parle d'elle. Elle évoque la maladie de son frère, qui, un mois plus tôt, a soudain plongé dans une léthargie inexplicable. Elle parle de sa tristesse et de sa colère. Je l'écoute à peine. Fascinée, je l'étudie tout en me berçant de son timbre grave et doux. Est-ce cela l'amour ? Le désir de posséder l'autre ? De l'avoir pour soi seul ? De le faire sien, complètement et pour toujours ? Un désir qui vous domine, vous obsède, une frustration suave. Mais pas pour moi car je sais que le moment approche où je la possèderai véritablement, comme nul autre n'en est capable. Je lui fais part de ma passion pour la photographie, lui dis que j'aimerais faire son portrait. Distraitement, elle me répond qu'elle ne sait pas trop si cela la tente. J'insiste. Elle finit par céder et nous nous fixons rendez-vous dans le parc le lendemain.

C'est une journée magnifique. Les rayons du soleil jouent dans les feuillages, à travers les gouttes de rosée. Des passereaux se posent au bord de la fontaine pour boire délicatement. La lumière est parfaite. L'expectative aiguise mes perceptions : les couleurs me semblent plus vives, les sons plus aigus. Mes mains tremblent d'émotion et je la dévore des yeux. Mutine, Julia affecte de s'intéresser aux plantes plus qu'à moi tandis que je déballe fiévreusement mon matériel. Elle s'assoit sur le banc à mes côtés et s'empare du boitier : "Je vais vous prendre aussi, ce sera amusant". Je suis agacée par ce délai mais je ferais tout pour lui faire plaisir. Ma belle, ma déesse, qui sera bientôt toute à moi. Elle cadre maladroitement, en souriant à demi. Je prends la pose. Elle est si fraiche, si pleine de vie. Comme je suis heureuse de l'avoir trouvée. Elle sera mon chef d'oeuvre, c'est certain. Je m'aperçois qu'elle parle : "...mon enfance. Je me suis crue un monstre. Je me suis crue seule au monde... J'ai fait de mon mieux pour étouffer cette face sombre de mon être. Jusqu'à maintenant." Elle m'observe par dessus l'objectif. Nos yeux s'accrochent pour la première fois et une expression étrange se dessine sur ses lèvres : "un sourire pour l'éternité"...

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