Exercice 22
Ecrire une histoire de sorcières.
Je pars avec eux

Ma place n'est plus ici. Je m'en vais, ma toute belle. Pourras-tu me pardonner ? Ma plume court en silence sur le vélin. La nuit est tombée sur la ville. Je n'ai jamais vraiment appartenu à ce monde. Ce soir, je l'abandonne. Je t'abandonne.

Je pars avec eux.

Adieu, ma soeur bien-aimée, ma tourterelle. J'ai pris ma décision. Ce soir, je sortirai et, quand la Cohorte passera, je me joindrai à elle. Je marcherai enfin parmi les miens. Ce soir, j'accepte ma vraie nature. Depuis que je suis née, on m'a appris à les craindre, à les haïr. «Ferme bien les volets quand le Voile s'effiloche.» «Ne sors pas dans les rues à la lumière de la Lune Ombreuse.» «Ne les regarde pas passer sinon ils t'emporteront.» Je les ai regardés, ma toute belle. J'ai vu leur étrange et fantastique beauté. A chaque fois, j'ai écarté les planches de bois et je les ai contemplés en secret, prudemment, du coin de l'oeil, sans m'attarder sur aucun d'entre eux. Je les connais. Ils sont moi. Je l'ai toujours su mais je ne voulais pas te laisser. J'ai longtemps hésité. Jusqu'à ce soir.

Je pars avec eux.

Je les entends. Encore une fois, le Voile se déchire et nos deux mondes se rapprochent, se mêlent. Ils ont franchi les portes de la ville. La Cohorte arrive ! J'entends sa musique, baroque et saugrenue, les éclats de silence, l'harmonie d'un désordre joyeux. Ne peux-tu l'entendre dans ton sommeil tranquille ? Ils chantent et leurs voix sont d'eau et de ténèbres. Ils jouent et leurs notes explosent et se figent et caressent mon coeur. Bientôt, mon chant se mêlera aux leurs. Ah ! que ces derniers instants d'attente me semblent longs ! Pardon, ma soeur adorée, j'ai hâte de quitter cette maison, de te quitter. Les larmes ruissellent sur mon sourire radieux et viennent tâcher mes derniers mots. Tu es forte. Tu survivras sans moi. Je ne manquerai à nul autre. Maman me hait depuis le premier jour. Je hurlais, couverte de sang et de fluides, je cherchais son sein mais elle a vu la marque sur mon épaule. Quand aux autres, ils me craignent et se signent sur mon passage. Je n'ai jamais vraiment appartenu à ce monde. Mon vrai peuple approche, dans la lumière de la Lune Ombreuse.

Je pars avec eux.

Des volets claquent, des clés tournent précipitamment, on mouche les chandelles. Cachez-vous, honnêtes gens, car la Cohorte arrive ! Tremblez, fermez les yeux ! Leur regard peut vous envouter, vous subjuguer, et vous persuader de les suivre. Ils approchent. A leur tête, je le sais, marche un enfant infiniment vieux. Sa peau est lisse comme le tronc d'un arbre et ses yeux brillent comme nuages d'orage. Il tient une lumière magique qui projette des étincelles de bronze et d'ambre. Tant de fois, je l'ai contemplé ! Qu'il me tarde donc de le suivre ! Derrière lui avance un être aussi gigantesque que le temps, aussi doux que la solitude, aussi terrifiant que la vie elle-même. A sa gauche, clopine toujours cet autre aux membres de fumée. Sa main qui n'en est pas une brandit un flambeau à l'éclat d'encre. Ils avancent, troupe formidable, mosaïque d'êtres splendides et biscornus, irradiant de magie. Je suis l'une d'eux. Ma soeur, toi seule connais mon pouvoir. Toi seule as vu les fleurs de lumière sucrée et entendu le discours des chats. Je ne veux plus me cacher. Je sais que tu comprends, ma toute belle, ma tourterelle. Ta main n'a que cinq doigts et le lait n'a jamais tourné sur ton passage. Mais je sais que tu comprends. Me pardonneras-tu ?

Je pars avec eux.

Je les sens dans mes os ; ils sont dans l'air que j'inspire. Ils sont moi. Je l'ai toujours su. Tant de fois, je les ai vus passer. Tant de fois, j'ai résisté à l'impulsion de les suivre. Pour toi, ma soeur bien-aimée. Ce monde de haine et de peur, ce monde de froid et de douleur, de gris, d'ennui, de désespérance... ce monde n'est pas le mien. Ce soir, je l'abandonne. Je t'abandonne. Lorsque le Voile se reformera, lorsque nos deux mondes se sépareront, alors tu seras seule. Penseras-tu à moi ? Me haïras-tu ? Et lorsque reviendra la Lune Ombreuse, me guetteras-tu par la fenêtre ? Ils sont là à présent. Ils passent devant notre porte ouverte. Ma toute belle, tu dors innocemment, notre mère tremble et se recroqueville sous les draps et moi, je les regarde enfin librement. Ils avancent, tous à leur manière singulière, flottant, glissant, tombant, vibrant... Ils sont environnés de lumières aux couleurs indéfinissables, inconnues de ce monde. Il y a dans leurs rangs des êtres à tête de pluie et à queue de phénix, des monstres superbes et des dryades inquiétantes. Une femme à neuf bras, belle comme le poison, ondule une danse immobile. Une chimère translucide, le corps caché sous une toge de cendre, exhale des parfums tranchants. Il est temps.

Je pars avec eux.

Adieu, ma soeur, ma tourterelle. Je lâche la plume et je sors dans la rue. Je me mêle à la Cohorte. Enfin... enfin ! Un sphinx sans visage se retourne et me sourit. Une créature aux cheveux de foudre et aux yeux de brume prend ma main et la serre doucement. Je suis chez moi.

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