Exercice 5
Décrire un monstre, une créature totalement sortie de notre imaginaire, horrible et effrayante à souhait; pas besoin de scénario ( mais ce n'est pas interdit).
Trophisme

Le monstre a faim. Il n'a rien trouvé à manger depuis des semaines et sa situation est critique. Il erre au hasard entre les arbres et les taillis, écrasant bolets et feuilles mortes de ses pattes massives. Il se traîne car ses muscles ont fondu et son corps le fait souffrir. Le monstre s'arrête et relève la tête. Les fins tentacules qui bordent son mufle s'agitent mollement, cherchant un signe. Mais il n'y a rien. Autour de lui, la forêt est emplie d'une vie frétillante et désordonnée, cris d'oiseaux, reniflement d'un sanglier qui traverse la clairière en trottinant, bourdonnement de mouches aux reflets métalliques. Mais il n'en a cure. Ses entrailles vides le tourmentent.

Le monstre a un corps trapu, massif, avec deux pattes arrières courtaudes, épaisses comme des troncs et deux pattes avant beaucoup plus longues, munies de griffes. Il répand une odeur acre, presque irritante. Sa peau est grisâtre, d'une couleur changeante, comme un ciel nuageux, et parsemée de tâches plus sombres. Une crinière hirsute court le long de son échine et se termine en une touffe rêche au bout de la queue qui balaie le sol. Ses yeux sont énormes et globuleux, avec des pupilles fendues en forme de losanges. Son regard est étrangement fixe, comme aveugle. Le large mufle est bordé de plusieurs rangées de vibrisses de longueurs différentes, certaines touchant presque le sol. Elles s'agitent pour humer l'air.

Le monstre n'a pas de nom. Il ne sait pas ce que c'est qu'un nom. Il existe et c'est tout. Cela fait plusieurs saisons maintenant qu'il vit. Autour de lui, la végétation a cédé ses tendres bourgeons pour de larges feuilles puis les feuilles sont devenues rouges. Il a d'abord été une entité diffuse, éthérée, quasiment sans conscience, flottant dans la forêt. Puis, l'énergie l'a rendu plus fort et plus gros. Imperceptiblement, le monstre est venu à l'existence. Devenu matière, il s'est construit un nid de branchages dans un grand chêne. Il a erré sur son territoire, trouvant ses proies et s'en nourrissant.

Mais la nourriture s'est faite rare et à présent, elle a disparu. Le monstre est rongé par l'inanition. Son flanc maigre laisse apercevoir les os. Sa peau autrefois visqueuse est desséchée et ses yeux sont voilés par une pellicule blanche. A chaque pas, il trébuche.

Le monstre est tombé sur le flanc. Il est devenu trop faible pour se relever. Sur son corps famélique dont toute chair a fondu, des replis de peau flasque sont agités de spasmes. L'air s'échappe de son évent dorsal avec un son rauque qui se termine en sifflement douloureux. Même respirer est une souffrance. Sporadiquement, un tentacule se tend, dans l'espoir dérisoire de glaner quelques précieux instants.

Le monstre va mourir. Les affres de son agonie s'étirent interminablement. A travers lui, on commence à apercevoir la silhouette élancée des fougères. Son image devient pâle ; ses contours se brouillent. Bientôt, il retournera au néant.

Soudain, elle est là, la fragrance divine, la source salvatrice. Les tentacules du monstre s'en saisissent avidement, dans une danse frénétique. Dans un ultime sursaut, il s'ébranle et vacille un instant sur ses membres gourds. Hypnotisé par le fumet qui embaume l'atmosphère, il ne sent plus la douleur. Il avance, lentement d'abord puis de plus en plus vite à mesure que la piste se dessine. Au loin, il entend des voix et le hurlement de chiens. La faim le galvanise, oblitère toute prudence. Il fonce, se balançant sur ses longs bras, piétinant les fourrés sur son passage.

La proie est debout à l'orée du bois. Elle est vêtue d'un pantalon de treillis kaki et porte dans le dos un long fusil à crosse de bois. Mais le monstre ne voit pas ces détails. Ses yeux ne distinguent que les variations de chaleur des corps. La proie est pour lui une silhouette orange et jaune dans un paysage bleuté. Il a ralenti à présent ; il avance en silence. Il doit s'approcher le plus possible. Il sait que son gibier ne peut pas le voir mais peut l'entendre ou sentir le déplacement d'air de ses mouvements.

Les pupilles du monstre sont dilatées par la convoitise. Il est tout près maintenant. Il va pouvoir se nourrir, enfin ! Ses tentacules buccaux se tendent tandis que chaque molécule de son corps affamé se concentre sur l'instant. L'énergie afflue par vagues successives, débordant de la proie. Le monstre l'absorbe avec voracité. Il n'a pas de bouche car sa nourriture est intangible. La force revient dans son corps comme une onde bienfaisante, réchauffant les tissus engourdis, réconfortant les chairs meurtries, effaçant le souvenir des tortures de la famine.

Le monstre se repaît avec délectation du flux savoureux. Il y en a tant ! Ce gibier est exceptionnel. Mais il bouge à présent, il rejoint ses pareils ; il va partir. Le monstre le suit. Il a encore faim. Il lui faudra de nombreuses proies afin de regagner toute sa santé. Il ne peut laisser échapper une telle source d'énergie.

Le monstre a suivi sa victime. Il a quitté la forêt qui était son refuge et son territoire. Il a couru derrière un étrange objet de métal froid le long d'une rivière de pierre lisse et grise. Il a atteint une autre forêt, de verre, de béton et d'acier. Le long des larges sentiers, brillent les silhouettes de gibiers innombrables. Chacun d'entre eux exhale de succulentes effluves. Le monstre s'approche d'un troupeau et aspire goulûment l'énergie. Il suit les animaux en complets anthracites et talons aiguilles et il se gave, encore et encore.

Le monstre s'est installé sur cette terre d'abondance. Il a découvert une oasis de verdure et y a construit un nid. Mais les arbres sont chétifs ici et les branchages ont cédé sous son poids. Il a donc aménagé son gîte dans un souterrain humide. Le monstre a retrouvé la santé. Sa peau est redevenue luisante et visqueuse ; ses yeux globuleux sont clairs ; il répand une odeur d'ammoniaque piquante. Tout le jour, il chasse, quadrillant son territoire de sa démarche simiesque, s'arrêtant pour humer l'air puis repartant.

Un matin, il a senti un picotement sur l'épaule droite. Avec les heures, le picotement est devenu irritation puis démangeaison. Une masse indistincte a poussé dans sa chair. Cela s'agite à présent. Instinctivement, le monstre saisit la gigotante sporulation entre ses tentacules et tire doucement. Elle se détache et flotte dans les airs. Elle n'est pas plus grosse qu'un poing et encore floue mais on devine les bourgeons des membres et de la queue. Le monstre regarde la petite chose qui s'éloigne, portée par le vent.

Le monstre vit dans la nouvelle forêt depuis plusieurs lunes. Il est obèse à présent. Son ventre rond est tendu à craquer et des bourrelets enrobent ses membres. Son épiderme suinte une humeur huileuse. Ses tentacules émettent un faible chuintement et se tendent paresseusement. Il est comblé. Son estomac est toujours plein et ses veines charrient des litres d'endorphines. Si le monstre avait des sentiments, il serait heureux.

Confortablement assis au pied d'un réverbère, il se gorge des senteurs enchanteresses de ses proies. Elles se pressent sur le béton, foule bigarrée, toujours pressée. L'énergie afflue autour du monstre et il n'a qu'à la saisir au passage, comme une exquise sucrerie. Le flux est formé de pensées tourbillonnantes, de bulles de conscience que chacun des animaux émet :
" Aucun candidat ne me plait, alors je ne vote pas... ",
" Les immigrés nous volent notre travail. ",
" Je fais de la perceuse le dimanche à 7h00 si je veux ! ",
" Mais non, la Terre ne se réchauffe pas... "...
Ici, le monstre ne manquera plus jamais de nourriture. Car il n'y a pas de limite à la bêtise humaine.

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